Récit

Premier… 

Ma mère

Ma mère nourrissait les oiseaux du ciel.
Elle portait un béret rouge, un modèle unique, à l’éclat jamais retrouvé qui défiait la grisaille de l’hiver. On l’observait du haut des toits, on suivait ses moindres mouvements et la route précieuse, le balancement de son cabas chargé de grain, un cabas usé, percé qui se vidait par à coups, comme par caprice, non seulement sur les trottoirs, mais partout où elle allait, dans les ascenseurs, à la pharmacie, sur les moquettes impeccables des banques, des administrations; elle laissait toujours derrière elle un discret sillage doré, quelques grains répandus comme si elle avait dû, contre toute attente, fertiliser les lieux.
Discrètement suivie, voire précédée, l’espace de sa marche était peuplé de vols, de présences, si bien que je la rencontrais le plus souvent, surtout vers la fin de sa vie, dans un tourbillon céleste d’atterrissages, d’envols, de roucoulements qui évoquait irrésistiblement pour moi certaines vies de saints ou encore certains attributs mythologiques qui me mettaient sur la voie d’une intuition profonde que je ne parvins à déchiffrer qu’après sa mort.
Elle se privait durement pour acheter le blé, l’orge, le mais qui lui 
servaient à faire «sa tournée». Elle marchait beaucoup, tout le tour du quartier. Elle était pauvre et fatiguée. Je la grondais 
doucement, mettant entre elle et moi un fossé d’incompréhension. Déterminée et solitaire, elle ne m’écoutait pas et s'échappait de la chaleur de son logis, pour nourrir ses amis venus du ciel qui l’attendaient.

Second… 

Il la suivait

Il la suivait depuis un moment déjà et ne pouvait rien dire encore, sinon qu’elle traversait souvent, comme pour échapper à l’ombre des façades et retrouver le pâle soleil d’hiver. Il l’avait suivie sans y penser, sans doute un détail, un mouvement. A présent, il se rendait compte que c’était la seule passante valable, la seule qui puisse mériter son attention.

Elle marchait vraiment comme une fée, souple comme l’eau et lui aurait échappé à chaque carrefour, à chaque difficulté de la chaussée s’il n’avait employé à la suivre toute sa puissance de chasseur.
D’ailleurs, il croyait la connaître, il l'avait déjà vue, yeux fermés, immobile dans un jeu de miroirs .
Il aimait les femmes et cette onde positive le précédait. Car, avec les femmes il aimait tout et surtout sa ville qu’il célébrait d’un pas ferme, élastique, de piéton solitaire. Il ouvrait l’espace de toute la force de son corps projeté, de toute la joie de son corps à jamais lancé sur les traces de pistes fraîches, magnétiques qui l’entraînaient au loin, jusqu‘aux ultimes limites de la cité. Sa ville était sa musique et il était son instrument. Il l’écoutait sonner, résonner au gré de son désir et son désir était itinéraire, une carte brouillonne, colorée de rêves et de rencontres. Pour une chevelure qui brillait au loin, il escaladait les murs, traversait les cours et les jardins dérangeant le monde clos, subtil des chats et des oiseaux surpris dans leur royaume. Pour parler comme on s’abreuve, il s’arrêtait dans ces endroits où il fait chaud, où le vin paraît meilleur, où les idées s’entrechoquent et se consument. Il laissait partout des étincelles. C’était son pourboire. De grandes traînées de paroles qui faisaient leur chemin. Il disparaissait, emportant avec lui la tiédeur d’une petite qui s’était assise sur ses genoux.

Elle était pauvre et tâchait de l’oublier le plus souvent possible, marchant très droite avec la lenteur d’une reine. Elle bravait le froid dans des robes désuètes que des femmes pareilles à elle-même avaient porté jadis, le temps d’une autre splendeur. L’hiver, elle frissonnait, mais la soie, le crêpe tenaient bon et s’enroulaient en plis sages autour de sa jeunesse.
Elle portait des bas. Ils étaient noirs, moirés, soyeux. Trop chers pour elle.
Des reflets mauves. L'éclat nerveux d’un crépuscule. Quelques grammes de mélancolie qu’elle mettait à tremper le soir dans l’eau mousseuse d’une bassine. Dans ce mélange laiteux, ils ondulaient, s’étiraient comme de fins serpents gris, ensevelis qu’elle repêchait, rinçait avec précaution. lls séchaient la nuit sur le paravent. Le matin, heureuse d’avoir prolongé d’un jour leur fragile existence, elle les faisait glisser lentement, l’un après l’autre sur toute la longueur de sa jambe dans une manœuvre délicate, pour les hisser très haut comme de fins pavillons sur la blancheur de ses cuisses.

Elle avait l’impression, parfois, que c’était sur la lumière que se jouait sa vie. Oui, certains soirs, ce pile ou face au crépuscule quand l’ombre s’abattait comme un filet sur les vitres du café. Quand les néons dressés contre la nuit projetaient au dehors l'éclat ambigu des reflets.
On voyait alors des silhouettes inconscientes dériver lentement comme du bois flotté le long de cet aquarium bariolé, puissamment éclairé.
Le dedans, le dehors n’avaient alors plus d’importance, seul le froid était une frontière.
Quelquefois un sourire s'allumait sur la surface réfractée des miroirs, multipliant un charme étiré qui passait, venu de nulle part, une image glissante que l’on ne pouvait retenir.
On pouvait boire alors dans des tasses minuscules une amertume bon marché. Un semblant de chaleur demeurait encore dans l’étroite porcelaine où les doigts resserraient leur étreinte. Assis à la même table et si proches, sa mélancolie tenait compagnie à l’hiver.
Sa chambre, au dernier étage, semblait suspendue, une sorte de nacelle blanche, idéale pour guetter les nuances du ciel. Quasiment vide, mais le balancement de la lumière qui entrait souveraine par la fenêtre sans rideaux.
Depuis son lit, son quartier général, elle étudiait, dessinait, peignait les variations sourdes du gris, travaillant le rythme; accélération, étirement, déchirure qui laissaient échapper la fuite acide du bleu. Mais toujours revenait l’insipide livrée grise qui elle-même se dérobait, travaillée par les gargouillements solaires comme ces rideaux de scène frémissants qui finissent toujours par s’ouvrir.
Elle emportait ces banals prodiges en redescendant vers la ville sept étages plus bas. Là-haut, le soleil lacérait la chair glissante des nuages, arrachant des lambeaux humides et jetait son or sur les toits. Ici personne ne levait vraiment la tête. Si elle avait l’air de sortir de nulle part, c’était peut-être à cause de sa longue intimité avec le ciel, de ces images qui flottaient autour d’elle et s’enroulaient à ses mouvements comme des bracelets invisibles. A cause de ces brouillards, de ces nuances qui soutenaient sa démarche, l’air vibrait autour d‘elle comme la chaleur de l’été, comme le reflet des arbres qu’emporte la rivière. Elle avançait le long des grandes avenues.

Juana était espagnole.
Petite et fine, des gestes doux et précis, elle étonnait par des yeux immenses, scandaleusement profonds dans son visage de poupée qui la mettaient à part.
Son regard était si intense que l’on oubliait ses traits réguliers, que l’on glissait sur eux dans un travelling qui ressemblait à une fuite. Peut-être le savait-elle, car le plus souvent, elle ne montrait que des paupières rondes et parfaites. Un sourire léger semblait répandu sous sa peau, sa bouche était un fruit brillant qu'elle orientait toujours vers la lumière. C’est ainsi que les hommes l’apercevaient à la terrasse des cafés ou traversant des rues qu'elle rendait désertes par sa présence.
Certains s’arrêtaient, saisis, sensibles au sortilège. Certains la suivaient. D’autres passaient leur chemin, emportant malgré eux l’impression d’un vertige qu’ils tâchaient d’oublier. De jeter comme un papier froissé, importun. Mais il y avait toujours quelqu’un qui l’attendait. Un inconnu, jeune ou vieux, planté sur le trottoir. Quand son désir, pareil à un encens délectable lui parvenait, elle se penchait vers lui pareille à une fleur de tournesol et ouvrait les yeux.


Lui, était de ceux qui perçoivent la chute d’une feuille sur l’asphalte et qui ressentent appuyée à leur souffle la pointe de cette agonie, de ceux qui accélèrent et redoublent d’ardeur dans la dure marée des gens pressés, de ceux qui traversent des flux compacts, des eaux fades, lancé au coude à coude dans une course insensée, à contre-courant de la foule acheteuse, mécanique, plongeant et disparaissant comme une bête marine pour rejaillir plus loin, radieux dans la lumière.

Elle marchait avec vigueur. Librement. Il devinait un murmure, un bruissement, la musique impossible qu’il poursuivait en vain. Il pensait à ses jambes,aux deux colonnes de ses jambes quand sous l’asile de sa robe, ses cuisses se rencontraient, faisant jaillir à chaque pas comme un coup d’archet, ces étincelles de chair tiède qui l’oppressaient comme un orage.

Elle se retourna brusquement.
Pourquoi me suivez-vous? Il lui sourit du bord des yeux, comme un enfant surpris, puis de toute sa bouche, de toute sa joie en découvrant ce visage qu'il n'attendait plus .
Elle se remit en marche. Il savait à présent pourquoi il la suivait, mais peut-être l'avait-elle toujours précèdé.

Troisième… 

Tout brillait

Tout brillait dans l’enceinte sacrée de la lumière. On aurait dit qu’une couronne d’allégresse, tissée par la fuite des jours avait été lancée du haut du ciel et que les oiseaux,témoins lucides de ce prodige ne pouvaient contenir leur joie.
C’était un jour d’été. Le drap bleu pendu entre deux arbres était sec depuis longtemps. A peine gonflé de vent, presque immobile, il rappelait le ciel qui déployait son éclat entre les branches.
Elle aurait dû se méfier. Après cette vieille maison, vaste et nue, peuplée seulement de plâtres, d’épreuves qui séchaient, silhouettes blanches adossées aux murs blancs, bustes, corps fantomatiques, il y avait ce potager, ce carré de terre meuble et prolifique, regorgeant de formes comestibles avec cet air de satisfaction qu’avait l’air d’avoir chaque sillon, un endroit précis découpé dans un espace à l’abandon. Des ronces, des broussailles, un grand noyer hirsute et déployé, le tout cerné par le jaune étincelant d’un champ de tournesol. Mais elle était incapable de réfléchir, trop émue d’être chez lui, dans ce jardin dont il était absent.
Elle était impatiente, inquiète de le revoir, mais d’abord être seule.
Courir, immobile à ce premier rendez-vous. Se débarrasser de ses vêtements,confier son corps au soleil. Ce corps trop blanc, ce corps lointain qui lui était devenu presque étranger à cause du froid, à cause de l’engourdissement, des habitudes détestables de la longue saison d’hiver qui obligeaient à couvrir, à ensevelir la radieuse et charnelle matière.
Le drap bleu était idéal.
Elle s’ allongea comme on se jette à l’eau, dans un crissement d’herbe, plongeant dans l'ineffable couleur blonde, aérienne, agitée de pollen. 
Le vent remuait doucement les branches, et les branches balançaient leurs soies d’ombre et de lumière. Sans fin tombaient sur ses yeux de cruelles aiguilles d’or, suivies par des mains de fougères dont la fraîcheur se dérobait pour revenir encore. Elle était sous la tutelle d’un arbre magnifique. Un noyer sombre et de belle ramure qui rayonnait, ignoré derrière la maison.
Son corps et son esprit dormaient, étroitement unis, ils dormaient sous un arbre. Pourquoi se réveiller? Pourquoi? Un poids. Un poids d’os aigus; un squelette plus grand qu’elle, des mots et des gestes rudes qui n’avaient pas de sens et la maintenaient au sol. Il était là, l’homme qu’elle attendait. Avec ses caresses maladroites, ses paroles qui ne la concernait pas, ses mains avides. Il cherchait l’effraction. Qu’il trouva sans son aide.
Quelques mouvements plus tard, il se relevait, abandonnant sa chair, sa silhouette menue sur le carré bleu. Elle sentit le fourmillement de son sang. Elle était vivante. Elle pensa aux herbes hautes des talus que l’on foule et qui se redressent lentement. Elle avait juste besoin d’eau, d'eau froide sans pensées inutiles. Elle ne le reverrait plus. Son sac était là. Intact. Elle longea le champ de tournesols. Les grandes fleurs jaunes étaient solides et leurs cœurs noirs, énormes se tournaient dans la même direction pour lui montrer la route. Simple, déserte, elle serpentait parmi les collines. Elle emplit largement ses poumons de l’odeur des foins coupés et se prépara à marcher. Il y aurait bien quelqu’un. Une voiture allait sûrement passer.

Quatrième… 

La lumière

La lumière du petit matin n’épargnait aucun détail. 
Immobile dans sa cuisine dévastée, un chat sur les talons, elle regardait la porte battre doucement, révélant par à coups le jardin, la pluie fine qui veloutait les feuilles. En s’ouvrant, elle jetait sur le seuil des paquets d’air vif, bourrés d’automne qui contrariaient le front chaud, douceâtre des lieux, un mélange urbain de café, de parfums chers, de cigarettes.
Elles ne devaient pas être loin. Les chiens des fermes voisines aboyaient toujours au passage de leur voiture cahotante. Deux fleurs exquises, ivres encore qui s’enfuyaient avec le jour. Il lui semblait que leurs défauts étaient comme autant de parures, comme à certains oiseaux, un vif et beau plumage peut servir d’innocence. Et de leurs rires, de leurs paroles ébouriffées, mains aux cheveux, bracelets clinquants, longues volutes déployées, elle gardait l’impression d’un mystère toujours recommencé Bien sûr, à leur arrivée, le vieil ours attiré par la lumière était sorti de son trou. Flairant la chair fraîche, il était apparu, la lippe charmeuse, de précieuses bouteilles sous le bras. En bon voisin,en habitué, il avait sorti la vaisselle, tous les verres et même l’arrière-garde, les vieux services et leurs vestiges, toutes les merveilles dépareillées à l’abri des placards et jusqu’aux verres bariolés des enfants. Il devait dormir à présent, étalé sur son lit d’ogre, charpenté à l’ancienne ; elles, fragiles et froissées filaient sur la route, baignant dans une même lassitude.

Elle leur avait demandé de lui raconter une histoire. Ce qu'elles voudraient. Une histoire. Elles ne comprenaient pas.
Vous pouvez inventer dit-elle
Mais pour ton livre, tu ne voulais pas de vraies histoires?
Cela n'existe pas, répondit-elle. C'est comme Louise..
Et quoi Louise, elle n'existe pas?
Bien sûr que si. Est-ce que Louise triche lorsqu'elle arrange ses cheveux?
Il y eut un silence.
-Regarde la prendre des épingles, tordre ses mèches, les enrouler au-dessus de sa tête, les enrouler comme un tissu vivant, dans un mouvement qu'elle a décidé, ordonné, croyant alors avoir tout dit.
Fille sage, lisse dit la coiffure. Et cette coiffure, c’est ce qu’elle montre d’elle- même. Une masse travaillée, inoffensive.
Mais qu’elle se retourne, sa nuque, la ligne de ses épaules, ce morceau d’elle, si
émouvant, parle dans son dos, la trahit, la voici vulnérable et tout cet échafaudage savant, l’étreinte précise des épingles ne sert qu’à la révéler davantage. C’est un peu
comme les histoires, on peut les reprendre, les inventer, les oublier, elles racontent toujours autre chose. Pour toute réponse, Louise secoua brusquement la tête, libérant le flot doré, élastique de sa chevelure et ce fut le commencement.

Cinquième… 

Cela faisait

Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas déplacé la table étroite, son fin vaisseau près de la fenêtre, vers la lumière, vers les flots bienfaisants qui ravivaient ses yeux et son esprit.
Il fallait rouvrir cette trappe fidèle, trop négligée, écarter cette force inerte qui pesait sur son cœur. La manœuvre était difficile car il fallait tout réapprendre. Même ses doigts étaient engourdis, tout grinçait maladroitement. Ses pensées, comme un danseur raide et sans grâce s’élançaient vers la scène pâle du papier d’où ne venait aucun secours. Elle était son seul public, un public exigeant et railleur qui l’obligeait à l’exercice, à traîner ce stylo lourd comme un chêne, à tirer la ligne des mots sur le clavier comme un filet soluble toujours recommencé dont les mailles glissantes lui échappaient.

Sixième… 

C’était presque

C’était presque l’été, on leur avait prêté une chambre pour la nuit. Dans une villa, avec des murs blancs et une éternelle odeur de résine. Les volets étaient restés ouverts et la lune se tenait haute et pleine sur le balcon D’abord il y avait eu ce coin rose, transparent, à peine imprimé sur le ciel, comme un motif appliqué sur la douceur du soir. Puis lentement dans le jour effacé elle avait regagné ses contours et sa force laiteuse avait roulé sur eux.
Déjà quelque chose n’allait plus. Les mots, les gestes n’y pouvaient rien. Cette fois encore, il y avait eu combat,lutte ardente, la noble folie des amants. Mais le sommeil emportait tout cela.
Il était nu, couché sur le côté, dans la froide et fondante lumière qui brillait sur sa peau Le corps balayé d’ombres, messages silencieux qui glissaient sur lui comme une onde. Et elle l’avait regardé comme on regarde un paysage nouveau, le cœur oppressé soudain par son souffle régulier. Quelque chose d’impalpable, tapissait les murs, repoussait les angles. Elle aurait dû le suivre. Dormir. Mais elle gisait éveillée dans une flaque de lune. Nue elle aussi, consciente de sa lassitude et du poids de son corps. Elle se leva sans comprendre et fut surprise d’être si légère et d’avancer comme en rêve vers le fluide argenté qui venait du jardin. Un espace minuscule avec de grands arbres et des broussailles enchevêtrées. Elle ne pouvait aller bien loin et s’accroupit pour arroser la terre, respirant entre ses cuisses ce parfum qui résistait comme une énigme. Il y avait un banc de pierre, un de ces bancs anciens qui incitent au repos. Elle s’y allongea et fut saisie par le froid minéral de sa couche;elle replia les jambes, les cheveux répandus sur un tapis de feuilles. Ses genoux étaient joints, brillants, polis comme des cailloux, antennes rondes captant la lune.
Et puis un bercement, la houle; ses seins soulevés, palpitants.
Elle était devenue nacelle, voile blanche dans la nuit noire, nacre dans la nacre. Eblouie, emportée par le ciel lacté, baignée de flux divin, sans couleur, par la lymphe du monde versée à l’infini. Des mots, des images, des gestes oubliés tourbillonnaient sans fin. Elle rit et pleura, ouverte comme un fruit mûr, précipitée vers sa connaissance. Quand elle se releva, le cœur velouté par un calme étrange, elle traversa la chambre et emporta ses vêtements pour ne plus jamais revenir.

Septième…

Gare

La gare était uniformément grise. Une masse engourdie sous un ciel de métal. Le soleil trop tôt disparu se couchait sans gloire. Quelques éclats d’argent basculaient dans la nuit. Il faisait froid. C’était un soir de grève, le début du printemps.
La voix qui sortait du haut-parleur semblait lasse, détachée. Il était question d’horaires, de correspondances. Les voyageurs bougeaient à peine, glacés, moroses, comme si cette voix ne concernait qu’une part lointaine d’eux-mêmes à la périphérie de leur attente. Certains fixaient les rails, au loin, comme si leur regard avait eu le pouvoir de tirer le train, de l’amener jusqu’à eux, de faire cesser d’un coup, l’attente, le froid, l’insupportable solitude.
D’autres otages, d’autres victimes consentantes arrivaient sans fin, à flux continu et se plaçaient, s’immobilisaient sur l’échiquier invisible des quais. Dans le jour finissant leurs silhouettes devenaient imprécises et se fondaient telles des briques vivantes dans la pâle muraille d’un voyage immobile.
Chez elle, au dernier étage, derrière les grandes baies vitrées, il faisait bon. De longues suites de nuages jetaient en passant leur éclat sur les murs. Les plantes s’illuminaient,vertes et blondies et donnaient l’impression d’un sourire, puis cela retombait. La lumière glissait, emportée, mais elle avait besoin d’y croire. La chaleur créait l’illusion.
Cela faisait des heures qu’elle s’occupait de son corps. Chaque centimètre carré avait atteint sa perfection. Elle était à présent légère et soyeuse, nerveuse comme un cheval de course. Elle avait rendez-vous. Enfin quelqu’un devait venir. Il viendrait chez ceux qui l’avaient invitée. Elle allait le voir et dessinait en s’habillant des arabesques d’impatience.
Elle avait entendu parler de cette histoire de grève et s’en fichait. Elle se débrouillerait, comme toujours.
Elle portait ce qu’elle avait de mieux. Un tailleur rose à même la peau. Les deux pièces du vêtement se rejoignaient, merveilleusement solidaires. Elle était à l’aise là-dedans, cette sorte de caresse cousue épousait ses formes, les glorifiait.
Après la porte, l’ascenseur, l’immeuble. Elle sortit en courant dans l’air glacé. La vitesse, son désir posaient un manteau sur ses épaules, elle n’avait pas froid.
Il la repéra tout de suite en haut des escaliers et commença à trémousser. C’était un vieux bonhomme. Il crachait des mots dans la fumée blanche de sa barbe mal taillée. Il se déhanchait en la regardant.
De l’autre côté du quai, elle n’entendait pas, mais elle sentait son regard la transpercer comme un harpon. Il se servait à pleines mains, puisant des trésors dans le coffre de sa jeunesse. Son déhanchement s’accentua. Il chantait maintenant avec les paroles d’une langue inconnue, balançant bruyamment son corps d’ours.
Malgré l’affluence, les voyageurs s’étaient écartés. Il était seul à présent au milieu d’un cercle.
Soudain elle eut froid, sa chair tiède était vulnérable et frissonnait sous les dentelles, son tailleur lui parut dérisoire. Elle avait rêvé de printemps et un vent mauvais, tourbillonnant, mordait sa chaleur. Pourtant ce soir, on lui avait souri, des passants avec leurs yeux la remerciaient.
Le vieux se mit à geindre, fort, de plus en plus fort.
Elle voulut bouger mais n’y parvint pas comme si la foule dont elle était le grain de lumière, le point rose au coin du tableau le lui interdisait.
Un train rapide glissa soudain et l’emporta avec les autres, laissant au loin un faune antique égaré dans une autre époque, un autre lieu.
Personne ne savait le nommer, il n’y avait plus de nom pour ses excès perdus dans l’indifférence. Il n’existait pas.
Pourtant assise dans la lumière violente du wagon, la nymphe qu’il avait célébrée si étrangement frissonnait encore.

Huitième… 

Un moment déjà

Cela faisait un moment déjà que la vie la trimballait et qu’elle trimballait sa vie, bien assez pour laisser traîner derrière elle un sourire qu’elle maintenait avec constance comme la flamme d'un briquet sous le vent.
Elle était de ceux que les histoires affectionnent. Pas seulement les siennes, avec cet appétit de circonstances et de climats, et surtout cette imprudence qui faisait d’elle un personnage disponible, une héroïne obscure qui tous les jours faisait ses pages avec des récits tendres et cruels comme s’il en pleuvait. Il lui arrivait tant de choses. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’écouter, de percevoir des bruits infimes sous la croûte des mots et elle était prête à tout recueillir. Tous ces morceaux d’existence qu’on disait sans intérêt étaient précieux pour elle. Certains venaient la voir pour s’en débarrasser.

Et d’autres histoires lui parvenaient. Débris épars, bois flottés dérivant dans la conversation. Elle les repérait vite,triant les matériaux, s’étonnant que l’on pût jeter si facilement ces morceaux palpitants de vie,arrachés aux précieuses bibliothèques de la mémoire. A moins qu’il ne s’agisse d’un acte libérateur, d’une confession à bon compte, sans relation avec le degré d’intimité qu’elle entretenait avec son interlocuteur. Quelquefois elle était une amie, quelquefois personne ou si peu, simplement une oreille ou l’apparence d’une attention. Et elle recevait sans distinction aucune, diamants et détritus portés par la banalité même du récit. Ou encore, le causeur favorisait tel élément qu’elle jugeait sans intérêt alors que seule sa manière de raconter importait.
Chacun dessinait une géographie particulière, des mots, des expressions revenaient, des îles, des archipels émergeaient l’invitant au voyage; pourtant, ce n’étaient encore que des fragments, des paroles échappées, incomplètes. D’ailleurs, jusqu’à quel point pouvait-on raconter? Même les récits les plus détaillés laissaient un sentiment étrange. Rien n’était achevé, tout échappait à l’attention, à commencer par celle du causeur que tout trahissait, sa voix, ses gestes et jusqu’à l’intensité de son regard.
Elle savait bien qu’un jour elle allait recueillir ce bric-à-brac, toutes ces confidences, ces objets perdus, cassés, abandonnés. toutes ces laves en fusion à présent refroidies, tous ces parapluies inutiles dormant sur les étagères, elle en ferait quelque chose.
Et puisque la réalité se dérobait, que personne ne connaissait le début ou la fin de l’histoire,elle pouvait l’inventer et ce serait le seul moyen de rendre un peu de dignité à ces moments perdus.

Neuvième… 

Rêve

Il arrive parfois que le sommeil abandonne en se retirant le pur objet d’un rêve et dépose dans les marges grises du réveil la forme intacte d’un joyau.
Ce matin là, je gardai le souvenir de deux êtres pâles, 
un homme et une femme unis par un profond silence.
Ils étaient nus. Presque identiques. Entre eux, une invisible danse de fougères. Des vibrations colorées, instables. Nage ou vol je ne sais, ils évoluaient dans l’atmosphère étrange d’un aquarium aux lourdes vagues. Sans fin et sans ordre, les teintes sourdes d’un kaléidoscope balayaient leur nudité.
Se faisant face, ils semblaient vouloir se rapprocher, mais à mesure que leurs mains se dépliaient dans un signe d’appel, un courant mystérieux les éloignait l’un de l’autre . Ils ne pouvaient se rejoindre, mais à chaque tentative leurs corps devenaient translucides et éclairaient faiblement les masses d’ombre de leur monde.
Soudain quelque chose apparut dans le lointain, porté par un épais brouillard. Quelque chose d’énorme, au-delà de toute vraisemblance. C’était une bibliothèque magistrale, ployant sous les livres et progressant avec la puissance d’un navire. Elle s’arrêta et je songeai à ces arbres chargés de fruits et croulant sous leur poids. Chacun des volumes semblait être à sa place, si intimement logé dans les grands rayonnages qu’il semblait y avoir été conçu.
Un courant semblait aspirer les amants, les emporter vers cet asile. Je les vis soudain, main dans la main, progresser à l’horizontale vers le grand vaisseau de bois. Je les vis perchés qui me regardaient. Ils souriaient. Je crus distinguer un geste d’adieu, puis dans un remous d’encre et d’écume, ils disparurent, clandestins lumineux parmi les livres.

Dixième…

Ton air grave

J’aime ton air grave. Ton air grave et pudique. Ton corps est allongé. Tu as la taille étroite. Tes épaules sont larges mais s’effacent de lassitude. Elles s’inclinent sous le poids d’un fardeau. Tu ressembles à un grand arbre malmené qui s’élance pourtant. Le plus souvent tu ne dis rien et puis tu parles longuement. On oublie la toison noire, arrogante de ta poitrine qui remonte jusqu’à ton col, balaie ton air modeste. Ainsi s’exprime ta puissance, par irruption. Je prends cela comme un message personnel. Puis-je d’ailleurs faire autrement? J’appartiens à l’espèce qui te regarde et peut-être à celle qui te voit.
Mais déjà tes yeux m’appellent. Doux, enfantins. Ils refusent l‘amour. Tu tournes sur ton axe dans un vertige et me contemple.
Quand retrouveras-tu l’orgueil de ton sexe même auprès des garçons? Tu as goûté à mon miel et mon miel t’effraie comme si au-delà de ce bien tu redoutais quelque chose de plus considérable. Tu as peur, tu m’appelles, l’air s’électrise en ta présence. Les autres sont des eaux fades qui clapotent autour de moi. Tu es la vague qui secoue mon embarcation et je contemple, fascinée, les grands cercles que font l’eau.

Onzième…

Un songe

La vie est un songe, on l’a dit depuis longtemps. On peut le répéter sans comprendre, l’intégrer à la conversation, sourire pour soi au plaisir de la citation. Et puis un jour on se réveille, on regarde ses mains avec une envie vague de pleurer sans bien savoir pourquoi. On se demande ce que l’on a vécu, ce qu’il en reste. Des bribes, des détails infimes flottent dans un ensemble qui se dérobe. Des histoires. Sans que la volonté intervienne elles viennent nous visiter.
Le corps, lui suit son chemin. Il évolue dans un schéma prévu d’avance et vous laisse orphelin de vous-même. Une autre identité vous est donnée, un déguisement nouveau. Les cadres, les structures servent à accompagner cette douleur, à conduire cette métamorphose.
Nous n’avons que ce que nous pouvons créer, tout ce qui sort de nous dans la joie ou dans la douleur. Les mots pour issue, les histoires comme un rais de lumière sous la porte. Des histoires perdues, vécues, inventées, des histoires à échanger.
Il nous reste quelques fusées, quelques ballons. Nous pouvons jouer, les envoyer où nous voulons. Et pourquoi pas? Quelle importance? Puisque la vie est un songe.

Douzième…

Partir

Partir, se lever. Demander au garçon de café aux tempes blanchies depuis combien de temps il travaille ici. Se demander si on l’a connu. Laisser l’île derrière soi. Retrouver le flux des passants, la ville grondante charriant son énergie. S’engouffrer parmi tant d’autres dans un boyau, marcher, se laisser trier par des tapis roulants, par la grande usine de traitement qui agglomère, sépare les grains... Conserver la légèreté du fleuve, de la lumière, cette légèreté empruntée aux éléments subtils, épars de la vieille cité. Etre reconnue parfois pour cela, cueillie par un regard. Avancer, une main invisible sur les épaules; la beauté entrevue, quelques particules de grâce déposée. Dans les yeux, les pensées, le feu des joues, la démarche.

Quelqu’un au bout du pont, quelqu’un devenu vieux vous reconnaît. Quelques paroles, un salut, la marche comme un enlèvement. Revenir à l’île.

Glissement. Terre foulée, parallèles du ciel. Sentir la plénitude. L’eau au bord du quai se plisse. Le temps aussi se plisse et se déploie. L’escalier, les marches, ces marches là, celles des seize ans. Des poèmes, des chansons offertes aux lourdes vagues quand passaient les péniches; de pleins navires qui vous dévisageaient. Petites filles de Paris aux pieds éclaboussés, jetant tout, leurs cœurs à la Seine, leurs goûters aux moineaux, jetant tout vraiment, à ne rien connaître et à tout pressentir on peut tout jeter. Restait la joie, rapportée dans des foyers mornes; ils ne voyaient rien, ils ne comprenaient pas. Pourtant les gamines changeaient, il y avait quelque chose. Mais rien de grave, elles étaient sages et faisaient leurs devoirs. Pourtant Notre-Dame, le fin vaisseau de l’île, le temple, si longtemps contemplé les entraînait; il n’était pas immobile, ni entravé, il fendait les flots dans un tourbillon. Rouge,vert, jaune saturé de bleu, les couleurs vibraient. Elles recevaient le long message amplifié par le vent qui secouait ces éclats lumineux comme un chien fou. Il apportait la musique contenue dans les arbres, la secrète musique étouffée, amicale, fraternelle, celle qui manque à nos rêves. Il y avait tout alors.

Il avait fallu se battre durement pour maintenir un peu, rien qu’un peu de cet éveil. Quasi morte, mécanique, endormie dans des marécages ou encore perdue, là où des courants puissants défaisaient ses forces, elle prenait au hasard sa respiration, luttant toujours. Et aujourd’hui, humblement, elle venait saluer ces lieux. Et elle pouvait encore boire la lumière et ressentir le friselis de l’eau.

Treizième… 

La truite

De l'eau jusqu'aux genoux il caressait la truite. Il la tirait doucement, patiemment hors de son trou. Le ciel était bas, d'un blanc laiteux et s'accrochait aux branches. Il faisait froid pour la saison. Les cris plaintifs des oiseaux soutenaient l'immobilité. Elle le regardait,son grand corps maigre pataugeait dans l'eau glacée. Soudain il hurla;
-Je l'ai eue, je l'ai eue! Il tenait par les ouïes la truite qui se débattait. Il l'étouffa sans difficulté.
-Va chercher du bois, dépêche-toi, dit-il.
Elle s'enfonça dans la forêt. Des feuilles mortes encore intactes recouvraient le sol. La terre était boueuse, elle ramassa ce qu'elle pouvait, un maigre butin de brindilles. Pourtant il réussit à faire du feu. Il était agenouillé et soufflait doucement, à petit bruit sur un point minuscule, sans cesse menacé par la vapeur qui sortait du foyer. La flamme prit racine et s'éleva vaillamment.
- Encore du bois,tu vois bien qu'il en manque!
Il y avait de la braise à présent. Il déposa la truite sur une pierre. Sa robe irisée était follement belle. Il avait fallu ce sacrifice pour l'admirer.
-Tu as faim?
Elle reçut dans ses mains un morceau de chair brûlante. Ce n'était pas seulement bon.
C'était différent. Elle n'avait jamais rien connu de semblable? Qui était cet homme? De quoi s'agissait-il?
Tout à l'heure il lui parlait. Et puis il s'était mis à pêcher à mains nues. A allumer un feu après la pluie. Il était sérieux comme un animal. Il ne ferait l'amour qu'en certaines circonstances. Pour l'instant il mangeait. La truite n'était pas si grosse, il savourait chaque bouchée.